Anne Le Bruchec, Chief People Officer chez JobTeaser, a fait de la santé au travail un sujet central au sein de l’entreprise, en initiant un programme de formation sur les risques psychosociaux (RPS) et un environnement propice aux feedbacks.
Alors que la santé au travail était très peu adressée à son arrivée chez JobTeaser, Anne Le Bruchec, Chief People Officer, en a progressivement fait un sujet quotidien et central au sein de l’entreprise. Elle a notamment initié un programme de formations par l’interne sur les risques psychosociaux (RPS) et soft skills (priorisation des sujets, gestion des réunions, organisation…). Elle a également formalisé les bases de la culture JobTeaser, en collaboration avec les 400 collaborateurs de l’entreprise, afin de créer un environnement propice aux feedbacks.
Au programme :
Santé mentale des collaborateurs : “Le premier pas pour les RH consiste à accepter que l'entreprise puisse générer des situations difficiles”
Apprendre aux managers à manager
“La culture d’entreprise devient notre grille d’analyse”
Vers un meilleur accompagnement des salariés aidants ?
Anne Le Bruhec : Ma formation à l’Essec ne me destinait pas vraiment à travailler dans les Ressources Humaines. J’y suis arrivée par le biais d’engagements associatifs dans le cadre de mes études. C'est comme cela que je suis devenue apprentie chez L'Oréal, au sein de leur mission handicap.
J’ai ensuite travaillé sur le sujet de la diversité chez Google, au recrutement de femmes ingénieures, avant de rejoindre Bouygues Telecom en tant que Responsable Mission Handicap. Par la suite, j’ai occupé des postes très opérationnels, chez Bouygues Telecom d’abord, en devenant Responsable des Ressources Humaines, puis DRH chez Canal + et TF1.
Et puis, au bout de plusieurs expériences au sein de grands groupes, j’ai eu envie de plus d’indépendance et de diriger ma propre politique RH.
Il se trouve qu’Adrien Ledoux, le fondateur de JobTeaser, et moi sommes de la même promotion à l’ESSEC. Quand j’ai voulu devenir mon propre pilote, il recherchait un ou une DRH. Nous nous sommes contactés et cela s’est fait comme cela !
Je suis arrivée chez JobTeaser en plein COVID, quand l’équipe ne comptait que 200 personnes. Depuis, l’entreprise s’est beaucoup transformée et nous comptons actuellement 400 salariés.
A.L.B : Sur la gestion de la santé au travail au quotidien d’abord. Avant mon arrivée, le sujet se limitait au respect des obligations légales et il était peu ou pas évoqué pour les collaborateurs. Pour eux, l'accompagnement de l'entreprise en matière de santé se limitait à une cotisation prélevée sur leur bulletin de salaire et aux remboursements de leurs frais médicaux.
Or, il se trouve que nous nous trouvions dans une situation particulière, en sortie de crise COVID-19. Nous avons par exemple constaté un certain décrochage dans nos enquêtes d’opinion interne, des cas d’isolement ou de repli sur soi au sein d’équipes pourtant performantes. Nous souhaitions donc aller plus loin. C’est pourquoi nous avons engagé la conversation avec Alan lors de la réactualisation de nos contrats de santé.
Nous avons d’abord souhaité rendre les frais de santé beaucoup plus compréhensibles pour les collaborateurs. Après un premier travail de lisibilité, nous avons sollicité l’avis de notre CSE, puis de nos collaborateurs sur plusieurs scénarios que nous pouvions déployer en termes d’assurance santé.
C’était la première fois que nous travaillions comme cela main dans la main avec notre CSE, Alan et nos collaborateurs. J’en retiens un très grand apprentissage : sur des projets complexes et structurants comme celui-ci, avoir le concours de ses collaborateurs est la meilleure façon de procéder. Ce fut également un super travail collaboratif avec Alan. Si c’était à refaire, nous le referons sans hésiter !
Aussi, dans les autres changements importants auxquels je pense, il y a la prise en compte de la santé mentale. J’ai déjà travaillé sur le sujet en tant que RH d’un site près du Stade de France au moment des attentats. J’avais donc déjà bien en tête que le sujet de la santé mentale peut faire irruption de façon très inattendue dans le quotidien des entreprises.
Le COVID-19 a cependant eu un impact inédit. Nous avons donc beaucoup travaillé sur la prévention des risques psychosociaux (RPS) avec nos managers. Nous sommes passés d’un non-sujet à un sujet dont on parle au quotidien, ce qui nous a permis d’initier des formations et discussions avec nos managers à propos de la charge de travail de leur équipe et de la leur.
Ces efforts sont très alignés avec notre ADN d’entreprise. JobTeaser accompagne les jeunes au moment où ils se posent beaucoup de questions sur leur avenir. Forcément, nous devions aussi accompagner nos collaborateurs quand ils s’interrogent sur leur travail.
A.L.B : Le premier pas pour les RH consiste à accepter que l'entreprise puisse générer des situations difficiles pour nos collaborateurs. Cet exercice peut être inconfortable mais aborder le sujet est déjà un premier pas important. Nous avons donc d’abord regardé les situations auxquelles nous pouvions être confrontés.
Puis, tout de suite l’effet boomerang : dès qu’on aborde le sujet, les RH et managers disent qu’ils se sentent démunis. C’est d’ailleurs le premier mot qui vient quand on démarre ce type de conversations.
Au début, nous leur avons proposé des formations sur les fondamentaux, comme savoir ce qu’est un RPS par exemple. Nous avons ensuite travaillé sur des cas pratiques et créé un manuel portant sur les situations les plus fréquentes dans le quotidien des managers.
Or, durant notre travail, nous nous sommes aperçus que les managers devaient résoudre des situations qu’ils expérimentaient souvent eux-mêmes : stress, épuisement, isolement… Pour les soulager et leur apporter une aide efficace, nous prenons le pouls deux fois par an pour analyser de façon régulière leur niveau de bien-être au travail.
A.L.B : Lors de nos revues de performance organisées les 6 mois, nous posons à nos collaborateurs 3 questions qui suivent leur perception de leur charge de travail, de leur capacité à y faire face, de leur gestion et de leur équipe pro - perso. En suivant ces indicateurs 2 fois par an, nous pouvons constater des évolutions.
À l’issue de chaque campagne de revue de performance et en fonction du score obtenu, le collaborateur est rencontré par son responsable RH. Nous avons créé un questionnaire spécifique pour identifier les causes du mal-être. Puis, nous formalisons des plans d’action individuels pour les collaborateurs qui en ont besoin.
Par exemple, au trimestre dernier, nous avons créé 60 plans d’action individuels. Sur tous nos collaborateurs qui ont signalé une charge de travail excessive, 98 % ont accepté de rencontrer un responsable RH.
Même si cela reste un travail de fourmis, on voit donc bien que nous arrivons à parler du sujet et qu’il est désormais normal d’en parler à son RH et à son manager. C’est une politique de petits pas !
A.L.B : Oui ! Nous avons récemment davantage précisé ce point dans nos revues de développement. En cas de difficultés, nous aidons le manager et le collaborateur à résoudre ensemble la situation.
En tant que RH, nous aidons à trouver nos collaborateurs à trouver des solutions individuelles, au plus près du terrain, mais nous travaillons aussi à des solutions collectives, au niveau de l’entreprise.
Nous menons également un travail de sensibilisation des membres du CODIR. La tâche n’est pas moindre car ils sont eux-mêmes en première ligne quand la charge de travail s’intensifie.
Honnêtement, je ne savais pas comment allaient être perçues mes incitations à faire attention à la charge de travail de leurs équipes. Heureusement, le bien-être au travail a rapidement dépassé le seul scope des RH pour devenir un sujet de CODIR. Il concerne aujourd’hui tous les départements de l’entreprise.
Aussi, contrairement à d’autres dirigeants que j’ai pu croiser durant ma carrière, les dirigeants JobTeaser sont très enclins à ce sujet, ce qui facilite les choses.
A.L.B : Nous avons une page publique sur Notion qui permet à nos collaborateurs de suivre l’ensemble des projets en cours. Pour chaque projet, un statut indique s’il risque de ne pas être délivré à temps en raison d’une charge de travail trop importante ou d’une équipe trop restreinte.
Lors de discussions stratégiques à haut niveau, cette page nous permet d’identifier très simplement les projets en difficulté à cause d’un facteur humain.
L’établissement d’un diagnostic occupe également une place très importante. Entre le moment où l’alerte est donnée et celui où nous rencontrons le collaborateur en difficulté, nous lui demandons systématiquement si la situation a changé entre-temps afin de vérifier s’il ne s’agissait pas d’un épiphénomène.
Puis, si le problème est persistant, il suffit souvent d’organiser différemment les agendas, les priorisations et les ownerships pour résoudre la situation. Dans des cas plus difficiles, nous avons parfois envisagé des temps partiel et des reprises du travail progressives.
A.L.B : Je pense que nous avons réussi à mettre en place une pratique du feedback très saine. Nos RH et managers échangent beaucoup et, de leur côté, nos collaborateurs ne se brident pas dans le feedback qu’ils peuvent faire à leur manager, à leurs pairs et à leurs collègues. Ils bénéficient également de feedback direct de leur manager.
Il est très important pour nous de garder le meilleur niveau de discussion possible. Cela nous permet de résoudre des problèmes avant qu’ils deviennent trop compliqués.
A.L.B : Nous avons d’abord dû résoudre certains déséquilibres. Auparavant, notre structure d’organisation, voulue horizontale, pouvait nous amener à des tailles d’équipe pouvant aller jusqu’à 12 personnes pour un seul manager, notamment côté tech. À l’inverse, dans d’autres équipes, il y avait des managers pour trop peu de personnes.
Nous avons donc rééquilibré l’organisation : aujourd’hui, un manager gère une équipe de 5 à 8 personnes en moyenne. Cette organisation nous permet de garantir un bon niveau de proximité managériale et de ne pas surcharger nos encadrants. Nous avons également mené ce même travail lors nos acquisitions récentes.
A.L.B : Comme dans beaucoup d’autres entreprises, nos managers sont assez juniors. Ils sont quasiment tous issus de la promotion interne et n’ont pas d’expérience du management en externe.
Nous les avons donc beaucoup formés en interne. C’est d’ailleurs l’une de nos convictions : quand nous souhaitons former nos collaborateurs sur des enjeux de management, nous le faisons via la formation interne.
A.L.B : Notre process est assez simple. Nous avons identifié les pans de formation qui nous semblaient absolument nécessaires selon 3 niveaux de collaborateurs : pour tous les collaborateurs JobTeaser, pour les managers juniors et pour les managers expérimentés. Au global, nous avons listé une vingtaine de modules que nous avons ensuite lancés successivement. Parmi eux, on compte des modules sur la prise de décision, la gestion du temps, les connaissances basiques en droit à connaître, la gestion du feedback, les questions de compensation…
Nous nous sommes rendu compte que les collaborateurs étaient particulièrement en difficulté sur des questions de collaboration et de gestion de projets. En réponse, nous avons notamment créé une formation obligatoire sur le feedback. Nous organisons aussi des formations sur la gestion du changement d’un point de vue très pratique, le bien-être au travail, le syndrome de l’imposteur, la prise de décisions, la priorisation des sujets… En bref, sur tout ce qui peut gripper la machine à un moment.
A.L.B : Dans leur conduite même, nous privilégions le fonctionnement en binôme avec un RH et un collaborateur opérationnel. Nous incitons également les membres du CODIR et les managers expérimentés à devenir formateurs eux-mêmes.
A.L.B : Je dirai que nous sommes aujourd’hui au milieu du chemin. La moitié des modules sont lancés et fonctionnent très bien. L’autre moitié est en cours d’élaboration ou de lancement.
Pour le moment, cela prend bien ! La formation sur le feedback a par exemple très bien marché. 100 % de nos collaborateurs sont formés au feedback.
Même si nous sommes encore en train de perfectionner le process, je trouve que la formation est aussi un super levier pour créer de la cohésion dans l’entreprise.
A.L.B : Nous considérons que notre culture doit être la plus concrète possible pour nos collaborateurs.
Pour cela, plutôt que des valeurs, nous avons d’abord défini les comportements que nous attendons de nos collaborateurs dans un document synthétique. Nous l’avons ensuite soumis à nos collaborateurs et organisé des workshops pour savoir si ces comportements correspondaient vraiment à nos pratiques quotidiennes selon eux. Ce travail collaboratif nous a par exemple fait comprendre que le feedback était à ce moment encore loin d’être pratiqué à un niveau global.
Le but n’était pas de leur imposer une culture d’entreprise figée mais plutôt d’élaborer ensemble un document de travail vers lequel tendre en tant qu’entreprise. Ensuite, c’est aux salariés de réfléchir à comment y parvenir.
Tout le monde a accès à ce document en interne. Nous le retravaillons beaucoup, à chaque moment important de l’entreprise.
Il occupe une place importante lors de nos onboardings. Au lieu d’être cantonné à deux slides dans une présentation, il est présenté aux nouveaux collaborateurs par notre fondateur pendant 1h30. Ce moment est très important pour leur expliquer notre culture et pourquoi elle évolue en permanence.
A.L.B : Tout à fait ! Durant les phases de feedbacks, nous nous basons beaucoup sur notre “code de conduite” : quels comportements j’illustre le mieux ? Sur lesquels dois-je progresser ?
Notre culture d’entreprise devient alors notre grille d’analyse. Je constate aussi que nos collaborateurs s’en emparent beaucoup, car nous la retrouvons souvent dans nos échanges quotidiens au détour d’une phrase ou d’une expression qui représente bien nos valeurs.
A.L.B : Je pense vraiment qu’il faut en faire un sujet avant même la décision de l’acquisition. Pour moi, c’est un énorme apprentissage de ces dernières années.
Je pense qu’il est en effet vain d’acquérir une entreprise qui ne nous ressemble pas du tout en termes d’ADN. Certes, nous n’avons pas à nous ressembler en tout point, mais il faut quand même évoluer sur un terrain commun.
Chez JobTeaser, nous souhaitions intégrer en 2022 rapidement deux structures, dont Graduateland, notre concurrent danois. Pour cela, nous nous sommes beaucoup servis de nos outils RH. Nous en avons profité pour réaffirmer notre philosophie RH, expliquer nos façons de faire, proposer nos formations… Il y a eu beaucoup d’échanges entre les équipes et les rituels se sont rapidement mis en place.
Aussi, notre équipe a l’habitude de se réunir lors d’événements festifs. Il était donc important pour nous de convier dès le premier mois nos nouveaux collaborateurs à Paris et de leur présenter un onboarding dédié. Aujourd’hui, tout est calé sur le même rythme que l’équipe JobTeaser.
A.L.B : En start-up, je pense qu’on a souvent tendance à confondre vitesse d’exécution et absence de cadre. Or, il faut les deux ! On veut aller vite, plus vite que dans d’autres types de structures, mais on ne peut pas faire l’économie d’une gestion de projets très solide.
Dans le cas des RH, gérer les collaborateurs demande énormément de travail de préparation, car nous travaillons avec le facteur humain. Il faut sans cesse s’assurer que nous avons pris en compte assez d’inputs, s’aligner en amont, se préparer aux questions des collaborateurs… Ce travail est indispensable pour mener des changements.
A.L.B : Toutes les décisions liées au contexte économique, et non à la performance des équipes, sont extrêmement difficiles à prendre.
J’ai été RH dans des contextes économiques compliqués, ce qui m’a amené à prendre des décisions d’optimisation des ressources et de réduction des équipes. Ces décisions sont particulièrement difficiles car elles s’imposent à eux et ont un impact très concret sur leur vie.
En tant que RH, on s’investit beaucoup sur la croissance, le recrutement, la formation et l’onboarding. Quand on doit faire le contraire et détruire de la valeur humaine, c’est très difficile.
Cependant, en tant que RH, je pense que nous devons être le plus accompagnant possible dans l’accompagnement des salariés confrontés à un risque sur leur emploi, jusqu’à la reprise de l’emploi des collaborateurs. C’est presque là que nous avons notre meilleur rôle à jouer !
A.L.B : Selon moi, la santé mentale est incontestablement devenue une grande préoccupation pour les jeunes générations. Avec le COVID-19, les jeunes ont été durement touchés dès le début de leur carrière. Même si les enjeux de santé mentale commencent à être pris en compte, je pense qu’ils seront de plus en plus importants pour les entreprises.
Sur un tout autre sujet, je pense également que les entreprises vont avoir beaucoup de difficultés à gérer les collaborateurs seniors qui vont momentanément devoir s’éloigner de l’emploi pour aider un proche. Elles sont pour le moment très peu outillées pour cela.
On observe des initiatives sur le recrutement des seniors mais pas encore en direction des collaborateurs qui vont devenir aidants. On devrait déjà travailler sur les problématiques de temps partiel et d’accompagnement adaptés. C’est un sujet qu’on rencontrait souvent en grands groupes, mais qui n’est pas encore adressé globalement.